Des rescapé·e·s ouïghour·e·s rappellent la Suisse à ses obligations
Arrêtées à tort par les forces de sécurité chinoises, les deux Ouïghoures Gulbahar Jalilova et Gulbahar Haitiwaji furent enfermées dans des camps d’internement indignes, au Turkestan (chinois: Xinjiang). Aujourd’hui libres, les deux femmes ’ont qu’une idée en tête : réveiller le monde afin que la Chine réponde de ses actes. A cet effet, elles se sont rendues en Suisse à l’automne 2022, invitées par la SPM.
Notre engagement en faveur de la communauté ouïghoure
Au cours des dernières années, la Chine a multiplié les actes de répression systématique à l’encontre de la communauté ouïghoure, dans la région du Turkestan oriental (province chinoise du Xinjiang) : au moins un million de personnes y ont été retenues dans des camps de rééducation ou des prisons, pour une durée indéterminée et sans procès, comme l’ont révélé les China Cables en novembre 2019.
« La Chine tente de taire la réalité et décrit ces camps comme des lieux de formation professionnelle. En réalité, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une version moderne des camps de concentration », explique Dolkun Isa, président du Congrès mondial ouïghour. Les proches des personnes détenues ne savent le plus souvent rien du lieu et des conditions de détention et subissent des actes d’intimidation : on leur fait comprendre que leur comportement a une influence sur la sécurité des personnes détenues.
La Chine compte près de dix millions d’Ouïghour·e·s, dont la plupart vivent au Turkestan oriental. Les Ouïghour·e·s sont un peuple turcophone de confession musulmane. Depuis l’instauration de la République populaire de Chine en 1949, la région du Turkestan oriental se voit de plus en plus solidement intégrée à l’Etat chinois. Environ 100 Ouïghour·e·s vivent en Suisse.
Liens et dépendance économiques avec la Chine
La crise mondiale déclenchée par le coronavirus à partir de décembre 2019 a malheureusement révélé la dépendance économique des pays européens vis-à-vis de la Chine. Tandis que la Chine faisait face à la crise, la pénurie de biens essentiels (masques chirurgicaux p. ex.) et les problèmes d’approvisionnement persistants concernant d’autres domaines se faisaient cruellement sentir dans de nombreux pays.
Cette dépendance économique a d’autres conséquences : sur les droits humains. Au moins 2,6 millions de membres des minorités ouïghoures, kazakhes et d’autres groupes de population sont contraint·e·s à des emplois imposés par l’Etat dans tout le Turkestan oriental et dans toute la Chine. Selon les China Files, 68 sociétés européennes sont actives au Turkestan oriental, y compris des entreprises suisses. Et d’après un rapport de l’ASPI (Australian Strategic Policy Institute), entre 2017 et 2019, plus de 80 000 membres de la communauté ouïghoure ont été transférés des camps d’internement vers d’autres régions de Chine où ils sont forcés de travailler pour des fournisseurs d’entreprises internationales, sous étroite surveillance. Toujours selon l’ASPI, ces entreprises font partie des chaînes d’approvisionnement d’au moins 83 marques internationales et chinoises telles que Samsung, Sony, Microsoft, Nokia, Adidas, H&M, Lacoste ou Volkswagen.
En outre, la majorité des masques utilisés en Suisse proviennent de Chine. Il est impossible d’exclure qu’ils soient issus du travail forcé ; une recherche du New York Times a montré que de nombreux producteurs de masques en Chine ont recours au travail forcé. Et une coalition de plus de 180 ONG a lancé un appel à l’industrie textile mondiale, en soulignant qu’il est hautement probable que chaque cinquième produit de coton est en lien avec le travail forcé et les violations des droits humains en Turkestan oriental. La Chine est le plus grand producteur mondial de coton, et 84 % de sa production vient du Turkestan oriental. Des marques comme H&M, C&A ou Calvin Klein sont soupçonnées de se procurer du coton de cette région.
La Kazakhe Sayragul Sauytbay fut retenue prisonnière dans un camp d’internement chinois au Turkestan oriental (province chinoise du Xinjiang). La SPM l’a accompagnée lors d’entretiens devant le Parlement suisse où Sayragul Sauytbay a adressé ses revendications à l’égard de la politique menée par la Suisse vis-à-vis de la Chine.
Suisse-Chine : pas de « Business as usual ! »
A l’occasion de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver à Pékin début février 2022, la SPM et les organisations tibétaines et ouïghoures en Suisse ont décerné au Conseil fédéral la « médaille d’or du silence ». Le fait que la Suisse n’ait pas participé au boycott diplomatique des Jeux olympiques montre une fois de plus que le silence face aux violations des droits humains est le fil rouge de la politique actuelle de la Suisse à l’égard de la Chine. Dans le domaine politique comme dans celui de l’économie, les intérêts économiques passent systématiquement avant les droits humains.
- En coulisse, la Suisse mène avec la Chine un dialogue en matière de droits humains qui, de l’avis de la SPM, ne débouche sur aucun changement notoire. En réaction à la pétition de 2018 lancée par la SPM et les organisations tibétaines en Suisse, le Conseil national a chargé le Conseil fédéral d’évaluer le dialogue sur les droits humains avec la Chine.
- Au printemps 2021, le Conseil fédéral adoptait une nouvelle stratégie politique à l’égard de la Chine. Ensemble, la SPM et les organisations ouïghoures et tibétaines en Suisse se sont engagées pour que la priorité soit clairement donnée aux droits humains. En 2021, le Conseil national a suivi cette demande de réajustement des priorités, mais la proposition a ensuite été rejetée par le Conseil des Etats.
- Depuis mars 2021, le Conseil fédéral garde un silence absolu sur une reprise, par la Suisse, des sanctions de l’Union européenne contre plusieurs responsables chinois. A l’automne 2021, la Suisse était par ailleurs absente de la liste des cosignataires d’une déclaration sur les violations des droits humains au Turkestan oriental adoptée par les Nations Unies.
- Le gouvernement suisse reste également passif face aux entreprises. Sur la base de standards internationaux, ce dernier devrait contrôler les entreprises suisses tout comme les chaînes de livraison, les client·e·s et les partenaires en Chine quant à leurs relations avec le travail forcé. Pendant que d’autres pays mettent en place un contrôle des exportations, une interdiction des importations et des directives à l’attention des entreprises, le Secrétariat d’Etat à l’économie refuse de prendre des mesures concrètes. La SPM a donc décidé de publier un document de base (en allemand) « Zwangsarbeit in Xinjiang – Grundlagenpapier zur menschenrechtlichen Sorgfaltsprüfung für Schweizer Unternehmen » portant sur le contrôle du devoir de diligence par les entreprises suisses, en lien avec le travail forcé au Xinjiang.
- Le fait qu’une autorégulation des entreprises soit insuffisante est illustré par un fait concret : fin 2021, la SPM a interrompu la procédure dans sa plainte contre UBS auprès du Point de contact national (PCN). La plainte avait été déposée dans le cadre des relations commerciales entretenues par UBS avec le groupe chinois Hikvision impliqué dans la surveillance de la population ouïghoure. La SPM a justifié cette interruption par le manque de volonté de la part d’UBS d’assumer sa responsabilité dans le cadre des « passive investments » (investissements passifs).
Pétition pour la renégociation de l’accord de libre-échange avec la Chine
Au cours de la dernière décennie, la Suisse a entamé un rapprochement économique avec la Chine qui s’est concrétisé par la signature d’un accord de libre-échange entre les deux pays en 2013 et dans lequel la question des droits humains ou de la situation des minorités est absente.
L’accord de libre-échange actuel ne contient aucune disposition contraignante permettant d’empêcher que des produits issus du travail forcé ou d’autres activités portant gravement atteinte aux droits humains ne parviennent sur le marché suisse, et cela en bénéficiant même d’allégements douaniers. Au travers d’une pétition, la Société pour les peuples menacés, ensemble avec l’Association Ouïghours Suisse et Campax, a demandé à la Suisse de renégocier l’accord de libre-échange avec la Chine, en faveur des droits humains. La pétition a reçu plus de 23 000 signatures et a été déposée le 7 septembre 2020. En juin 2021, la Commission de politique extérieure du Conseil national s’est exprimée en faveur d’une renégociation de l’accord de libre-échange mais sa demande n’a obtenu gain de cause.
Notre engagement pour la communauté des tibetain-e-s
Depuis la signature de l’accord de libre-échange entre la Suisse et la Chine, la SPM et les organisations tibétaines constatent les répercussions négatives de l’influence grandissante de la Chine sur le respect des droits fondamentaux des Tibétain-e-s en Suisse, des droits qu’il convient de protéger.
Le Tibet se trouve sous contrôle de la Chine depuis plus de 60 ans. Le soulèvement de 1959 fut violemment réprimé et a depuis poussé d’innombrables Tibétain·e·s à fuir. Avec environ 7500 personnes, la Suisse compte la plus grande communauté tibétaine exilée e d’Europe. En pleine Guerre froide, les réfugié·e·s tibétain·e·s furent accueilli·e·s à bras ouverts et un Bureau du Tibet, représentant de l’administration centrale tibétaine, vit même le jour à Genève.
L’influence de la Chine s’étend jusqu’en Suisse
Les organisations tibétaines et la SPM s’inquiètent de l’influence grandissante du gouvernement chinois dont la Suisse n’est pas épargnée, notamment au regard des violations des droits à la liberté expression, à avoir sa propre identité, à la liberté de circulation et à une vie privée :
- liberté d’expression : en Suisse, s’exprimer sur la situation des droits humains au Tibet n’est pas toujours possible. Les rassemblements et les manifestations font de plus en plus l’objet de restrictions (p. ex. lors de la visite officielle de Xi Jinping en 2017) ;
- droit d’avoir sa propre identité : la Suisse n’indique plus « Tibet » comme pays d’origine mais « République populaire de Chine » sur les livrets pour étrangers délivrés aux Tibétain·e·s ;
- liberté de circulation : ces dernières années, il est devenu de plus en plus difficile pour les Tibétain·e·s d’obtenir, en Suisse aussi, les documents nécessaires pour voyager. Les personnes qui voient leur demande refusée ou rejetée par les autorités chinoises ne peuvent pas quitter la Suisse ;
- vie privée : l’influence de la Chine et les opérations de surveillance de la diaspora tibétaine ne cessent de croître en Suisse. Un constat établi également par le Service de renseignement de la Confédération.
La SPM en action
Avec ses organisations partenaires l’Association des jeunes Tibétains en Europe (VTJE), l’Association d’amitié Suisse-Tibet (GSTF), la Communauté tibétaine pour la Suisse et le Liechtenstein (TGSL) et l’Organisation de femmes tibétaines en Suisse (TFOS), la SPM a rédigé un rapport sur la situation des Tibétain·e·s en Suisse et lancé une pétition en 2018 dans laquelle 11 330 personnes demandent au Conseil fédéral et au Parlement de mieux protéger les droits des Tibétain·e·s en Suisse.
Le 10 septembre 2018, nous avons pu déposer notre pétition pour la protection des Tibétain·e·s en Suisse. Et elle a porté ses fruits : en 2021, la Commission de politique extérieure du Conseil national a suivi les revendications contenues dans la pétition et approuvé deux postulats. Ceux-ci demandent au Conseil fédéral d’établir un rapport détaillé sur la situation des Tibétain·e·s et des Ouïghour·e·s en Suisse et d’évaluer le dialogue sur les droits humains avec la Chine.
Les Tibétain-e-s en Suisse
Les Tibétain-e-s installé-e-s en Suisse sont bien intégré-e-s. Pourtant, leur situation s’est aggravée ces dernières années.
On estime à près de 145 000 le nombre de Tibétain-e-s exhilé-e-s. La majorité d’entre eux se concentrent en Inde, au Népal ou au Bhoutan. La Suisse compte près de 7500 personnes d’origine tibétaine. Elles constituent la plus grande communauté tibétaine exilée en Europe.
Le lien privilégié qu’entretient la Suisse avec le Tibet remonte aux années 1960. A l’époque, la Suisse fut le premier pays d’Europe à accueillir des réfugié-e-s tibétain-e-s sur son territoire. En pleine Guerre froide, les réfugié-e-s tibétain-e-s furent accueilli-e-s à bras ouverts. En 1963, le Conseil fédéral autorisa l’accueil de 1000 réfugié-e-s tibétain-e-s. En 1964, il accepta la demande du dalaï-lama, chef du gouvernement tibétain en exil, d’ouvrir à Genève un bureau pour son représentant personnel en Suisse.
Les organisations tibétaines et la SPM constatent cependant que le rapprochement entre la Suisse et la Chine entamé ces dernières années s’est accompagné d’un certain désengagement de la part des autorités helvétiques à l’égard des Tibétain-e-s et du respect de leurs droits en Suisse.
Revendications
En 2020, la Suisse et la Chine ont célébré le 70e anniversaire de leurs relations diplomatiques. Mais ces liens avec Pékin sont assortis d’une lourde responsabilité.
La Société pour les peuples menacés demande aux autorités et aux responsables politiques suisses :
- de s’engager plus activement face à la Chine, au niveau international et au sein d’une alliance forte constituée de pays partageant les mêmes valeurs, pour que les droits humains soient respectés en Chine, tout particulièrement concernant les communautés tibétaine et ouïghoure ;
- de revendiquer, par une politique cohérente à l’égard de la Chine, le respect systématique des droits humains universels à tous les niveaux de la hiérarchie et sur tous les sujets ;
- de garantir et de confirmer expressément le respect des droits humains, le droit du travail et les droits des minorités dans les contrats de coopération économique bilatéraux entre la Suisse et la République populaire de Chine (p. ex. l’accord de libre-échange, le protocole d’entente en matière économique et financière s’inscrivant dans la Belt and Road Initiative ou les coopérations dans le domaine des marchés financiers), en intégrant aux textes des clauses relatives au respect des droits humains ;
- de mettre en place des mesures concrètes visant à mettre un terme aux actes de surveillance et d’intimidation dont les communautés tibétaine et ouïghoure font l’objet en Suisse ;
- de veiller à ce que la liberté d’expression sur la situation au Tibet et au Turkestan oriental ainsi que sur la situation des droits humains en Chine soit pleinement garantie en Suisse ;
- de recevoir Sa Sainteté le dalaï-lama de manière officielle lors de sa prochaine visite en Suisse.
La Société pour les peuples menacés demande aux entreprises suisses :
- de réaliser un contrôle du devoir de diligence en matière de droits humains, au sein de leurs propres entreprises en Chine ainsi que pour les participations d’entreprises, les importations, les exportations et les financements en relation avec la République populaire de Chine ;
- d’user de leur influence vis-à-vis de leurs entreprises partenaires en République populaire de Chine pour demander le respect des droits humains et, en cas de doutes substantiels concernant p. ex. le travail forcé, de cesser toute collaboration si aucune amélioration n’est obtenue.
Contact
Personne de contact auprès de la SPM :
Selina Morell
Responsable de programme Chine
Tél. +41 (0)31 939 00 17