Arrêtées à tort par les forces de sécurité chinoises, les deux Ouïghoures Gulbahar Jalilova et Gulbahar Haitiwaji furent enfermées dans des camps d’internement indignes, au Turkestan (chinois: Xinjiang). Aujourd’hui libres, les deux femmes n’ont qu’une idée en tête : réveiller le monde afin que la Chine réponde de ses actes. A cet effet, elles se sont rendues en Suisse à l’automne, invitées par la SPM.
Image: Malgré les risques élevés posés par le régime chinois, ils contrent publiquement les mensonges de Pékin sur la situation au Turkestan oriental : Gulbahar Jalilova, Asgar Can et Gulbahar Haitiwaji (de gauche à droite) lors de leur tour de force devant l’ONU à Genève. Photo: Rene Torres
« Pour l’interrogatoire, je suis arrivée enchaînée dans une salle sans caméras où j’ai été torturée par des décharges électriques. Ils voulaient que je signe des aveux mais j’ai refusé », confie Gulbahar Jalilova. Les larmes coulent sur ses joues mais son regard est combatif. A cette soirée de septembre organisée au café culturel zurichois « sphères », le public est venu pour écouter attentivement les deux femmes. Car Jalilova est un·e des douze témoins des camps d’internement chinois qui parlent publiquement de leur détention malgré des risques élevés. Cette femme ouïghoure née au Kazakhstan a vécu 15 mois enfermée au Turkestan oriental, dans des conditions atroces.
Emprisonnée à tort
Jalilova porte un foulard aux douces couleurs pastel, elle a devant elle une pile de papiers, dont elle extrait régulièrement des photos et des textes qui documentent sa captivité.
Notamment un courrier, émanant des forces de sécurité et adressé à sa famille, supposé prouver que c’est une terroriste. Alors qu’elle s’était rendue en Chine depuis le Kazakhstan en mai 2017 pour raisons professionnelles, la femme d’affaires fut arrêtée sans aucune raison. Elle n’a jamais été activiste, ni au Turkestan oriental ni dans son pays d’origine, et encore moins une criminelle : « Je ne suis pas une terroriste. Je ne sais rien du terrorisme », explique-t-elle au sujet de sa détention.
Un douloureux travail de mémoire
L’ironie veut que ce soit le traitement inhumain infligé par la Chine qui ait fait d’elle une activiste. Elle n’est pas seule à témoigner ce soir-là : à ses côtés se trouvent Gulbahar Haitiwaji (voir interview p. 8), également rescapée des camps, et Asgar Can, président de la communauté ouïghoure en Europe. Réfugié depuis plusieurs dizaines d’années à Munich, il traduit en allemand les propos des deux femmes. Leur séjour en Suisse doit durer une semaine. Au cours de tables rondes à Zurich, Berne et Genève, les deux femmes reviendront sur les camps d’internement pour en raconter l’horreur. Elles savent l’importance de ce voyage qui comprend aussi une rencontre avec des parlementaires suisses et un événement parallèle organisé au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, à Genève. Mais les deux femmes ont gardé des séquelles psychiques de leur détention.
Chaque prise de parole est une épreuve. Mais ce n’est pas une raison pour se taire :« Lors de ma libération, explique Gulbahar Jalilova, mes codétenu·e·s m’ont dit : ‘Ne nous oublie pas, raconte ce que se passe ici !’ C’est ce que je fais aujourd’hui. Je n’ai pas peur de la Chine. »
Violences contre les femmes
Qu’elle ait encore la force de témoigner est remarquable. En effet, dans le camp situé à proximité d’Ürümqi, capitale du Turkestan oriental, où elle était détenue, elle a vécu l’humiliation et la violence permanente. Il manquait de tout : d’hygiène, de nourriture et d’eau. Si les détenues parlent ouïghour entre elles, les sanctions tombaient. Comme Haitiwaji, Jalilova raconte les interrogatoires, menés pendant des heures voire des jours au moyen de méthodes archaïques, auxquels elle était conduite, un sac noir recouvrant sa tête. Jalilova montre une photo : « Dans la cellule, il n’y avait ni douche, ni couvertures mais des toilettes bien visibles. Chaque jour, nous devions nous dénuder devant quatre policiers.»
Comme d’innombrables codétenues, Haitiwaji et elle ont été la cible de violences liées au genre. Jalilova fut violée à maintes reprises. A son arrivée en prison, elle a dû faire un test de grossesse. Si ce dernier devait se révéler positif, elle devrait immédiatement avorter, avaient menacé les gardiens. « On a reçu des injections, soi-disant pour éviter les efroidissements. Mais après, les femmes n’avaient plus leurs règles », raconte Haitiwaji au sujet des stérilisations forcées. Dans son camp, quasiment toutes les femmes âgées de 14 à 70 ans ont subi de telles injections. La main tremblante, Jalilova montre son carnet de notes : on peut y voir les noms de 67 femmes concernées.
Une ONU trop impuissante
Depuis des années, les rapports sur les crimes commis au Turkestan oriental se multiplient. Un million de Ouïghour·e·s y seraient détenu·e·s dans des camps de rééducation. L’incompréhension à l’égard de Michelle Bachelet fut d’autant plus grande. La Haute-Commissaire des Nations-Unies aux droits de l’homme, qui ne s’est pas représentée pour un second mandat, a retardé pendant des mois la remise de son rapport sur le Turkestan oriental, probablement sous pression de Pékin. Fin août, quelques minutes avant son départ, le rapport tombe enfin. Il évoque timidement de « possibles crimes contre l’humanité » tels que des actes de tortures, des mesures de stérilisation et le travail forcé. Le mot « génocide » n’y figure pas. Pour les expert·e·s et les personnes concernées comme Haitiwaji et Jalilova, la déception est d’autant plus grande que le terme est employé par le gouvernement américain et les parlements au Canada, au Royaume-Uni et en France. « Ce rapport est important mais il reste insuffisant », souligne Asgar Can à la table ronde organisée par la SPM. Certes, le cas de Jalilova fut le premier dans lequel l’ONU a critiquait la Chine à cause d’un individu ouïghour. Jalilova n’en demeure pas moins déçue : « Nous avons contacté Michelle Bachelet avant sa visite au Turkestan oriental. En vain. » Cette opportunité manquée a suscité de vives critiques de la part de la communauté ouïghoure avant la visite de Bachelet en Chine en mai.
Le nouveau Commissaire aux droits de l’homme, Volker Türk, doit maintenant restaurer la réputation de son poste. Depuis longtemps, des observateur·rice·s notent que la Chine, par sa puissance financière, l’occupation habile de postes et une politique d’alliance agressive, crée des dépendances et fait plier l’ONU en sa faveur. C’est ainsi qu’en octobre dernier, Pékin a empêché l’adoption d’une résolution au Conseil des dro ts de l’homme, en unissant ses forces avec d’autres Etats autoritaires. Aujourd’hui, Volker Türk peut tout au plus inscrire à l’ordre du jour de la session de printemps de 2023 un débat sur le rapport de Bachelet.
Ouvrir les yeux de la Suisse
Alors que l’ONU fait du surplace, Asgar Can trouve des mots clairs : « Si l’on continue de soigner les relations avec la Chine, nous allons créer un monstre impossible à freiner. » Selon lui, il faudrait que les Etats démocratiques fassent front commun, comme ils l’ont fait contre la Russie. « Le principe du changement par le commerce n’a pas fonctionné : il faut des sanctions sévères. » Pendant ce temps, l’UE prend position : en septembre dernier, elle a ébauché une ordonnance visant à bannir des marchés européens les produits issus du travail forcé. Tandis que la Suisse refuse pour le moment de se rallier à ce genre de mesures, les parlementaires suisses aussi demandent de la part du Conseil fédéral davantage de fermeté à l’égard de Pékin. C’est parce que le gouvernement suisse continue, de manière notoire, à soigner ses relations commerciales avec la Chine, la visite des deux Ouïghoures doit être vue comme un signal d’alarme. Face aux médias, au cours de leur visite officielle au Palais fédéral ainsi qu’à l’occasion de la table ronde en présence du président du Centre, Gerhard Pfister, elles ont présenté l’ampleur de la répression et ont suscité la solidarité et la consternation. Mais la divergence entre les vives exigences exprimées par les deux femmes et le ton hésitant de la politique suisse a malheureusement montré que cette dernière rechigne à prendre ses responsabilités.
Ensemble pour la justice
Alors que la soirée à Zurich touche à sa fin et face à ces souffrances, une question prévisible émane du public : que pouvons-nous faire ? Jalilova rappelle les possibilités d’action qui existent au-delà de la politique institutionnelle : « Boycottez le ‘made in China’. Souvenez-vous que notre sang colle à ces produits. » En Chine, les médias ne sont pas öibres. Jalilova compte sur la pression de la rue et d’Internet. « Vous tou·te·s utilisez les réseaux sociaux, alors expliquez aux gens ce qu’il se passe. Soutenez nos actions, participez à nos manifestations. » Sa voix se fait pressante : « C’est la seule façon pour nous et le monde de voir que nous sommes entendues et que vous êtes de notre côté. »
Texte : Jochen Wolf stagiaire en communication à la SPM