« Dans la guerre qui sévit au Soudan, l’or est devenu un enjeu militaire », explique le chercheur soudanais Mohamed Salah Abdelrahman. Pour le groupe paramilitaire des Forces de soutien rapide (FSR), le contrôle du marché aurifère au Soudan lui permet de financer ses activités, où les droits humains sont bafoués et les protestations prodémocratiques réprimées. Aujourd’hui, c’est aussi un moyen pour les paramilitaires de financer la guerre ouverte qui a éclaté au Soudan au début de cette année, faisant déjà plus de 7000 victimes et poussant plus de quatre millions de personnes à fuir.
Depuis des années, le chef des FSR, Mohamed Hamdan Dagalo dit « Hemedti » et son entourage occupent des postes clés dans le commerce aurifère. Un commerce qui a permis aux paramilitaires d’asseoir leur indépendance financière et d’accroître leur pouvoir : ils se sont ainsi assuré le contrôle militaire des mines d’or de Jebel Amer au Darfour, et l’une des principales sociétés d’exploitation de l’or au Soudan, le groupe Al- Junaid, est détenue par la famille d’Hemedti. C’est par elle que transiterait l’or du Darfour vers la banque centrale soudanaise puis Dubaï, avant d’arriver possiblement en Suisse.
Depuis la chute d’Omar el-Béchir, les paramilitaires ont renforcé encore davantage leur contrôle sur le commerce aurifère, en étendant notamment leur influence sur la sphère politique et sur des mines situées hors de leur contrôle militaire. Un mois après le début de la guerre, la raffinerie d’or du pays et les avoirs en or de la Banque centrale soudanaise tombaient aux mains des Forces de soutien rapide. Négocier de l’or avec le Soudan signifie très probablement traiter avec les paramilitaires.
Le commerce international de l’or
Depuis des années, une part significative de l’or soudanais passe par les routes de la contrebande. Depuis le début du conflit et d’après les estimations d’expert·e·s, cette part s’élèverait à 90 % : les recherches et les rares chiffres relatifs aux exportations d’or confirmés officiellement montrent clairement qu’une part importante du précieux métal passe nécessairement par Dubaï. Le nom d’une entreprise apparaît dans plusieurs publications : celui du groupe Kaloti, basé à Dubaï.
Le groupe possède l’une des plus grandes raffineries et compte parmi les principaux négociants d’or au monde. Il s’est spécialisé dans le négoce de l’or avec le Soudan en 2012 pour devenir en 2018 le principal acheteur d’or soudanais. D’après Global Witness, le groupe importe de l’or de la Banque centrale soudanaise, laquelle négocie, entre autres, de l’or provenant du Darfour et du groupe Al-Junaid détenu par les proches d’Hemedti. Le groupe Kaloti est connu sur la scène internationale pour négocier de l’or sale provenant du Soudan, mais également d’autres régions où des violations des droits humains sont perpétrées en lien avec les mines d’or et le commerce aurifère, ce que le groupe cherche à dissimuler.
La Suisse fait passer les profits avant les droits humains
Dans ce pays paisible qu’est la Suisse, à des milliers de kilomètres de Dubaï et des combats au Soudan, se trouvent plusieurs des principales raffineries d’or de la planète. Elles transforment et négocient près de 70 % de l’or mondial, également celui provenant de Dubaï. Et pourtant, le mystère demeure quant aux noms des entreprises participant aux échanges, et à l’origine exacte de l’or.
Cette absence de transparence est protégée politiquement : les revendications adressées aux autorités pour demander une plus grande transparence sur le marché aurifère suisse sont restées lettre morte, au point que la SPM a fini par saisir le Tribunal fédéral (voir encadré). Mais il arrive que des recherches lèvent une partie du voile : en 2018 déjà, la SPM révélait que la raffinerie PAMP négociait très probablement avec le groupe Kaloti, ce que PAMP a toujours nié.
La raffinerie Valcambi aussi entretient des relations avec le groupe Kaloti, du moins dans le passé. Des relations auxquelles l’entreprise aurait toutefois mis fin, selon un mail adressé à l’agence de presse Middle East Eye : Valcambi « n’entretient plus de relations commerciales avec Kaloti depuis novembre 2019 » et « ne s’est jamais approvisionnée au Soudan ». La presse pourtant a révélé que le bureau central du contrôle des métaux précieux, dans un courrier du 20 décembre 2020 adressé à la raffinerie tessinoise, s’était montré préoccupé : « Les documents examinés montrent que la direction de Valcambi SA a décidé de continuer ses relations d’affaires avec Trust One malgré les risques très importants quant à l’origine de l’or provenant de la raffinerie MTM basée à Dubaï ». Selon le bureau central du contrôle des métaux précieux, Valcambi a donc acheté indirectement de l’or provenant du groupe Kaloti : la raffinerie MTM appartient à Kaloti dont le fils même du fondateur siège au sein du comité de la société commerciale londonienne Trust One.
Importer de l’or en provenance de Dubaï via Londres permet à la Suisse de déclarer le Royaume-Uni comme pays d’origine des importations et d’éviter ainsi d’être associée au groupe Kaloti ou au Soudan. Mais le pays ne se contente pas de commercer indirectement avec des raffineries basées à Dubaï : en 2018, la SPM publiait un rapport sur les affaires des raffineries tessinoises avec Dubaï, y compris avec le groupe Kaloti. L’année où le rapport fut publié, les importations d’or en provenance des Emirats arabes unis ont chuté avant de se stabiliser à nouveau entre sept et huit milliards de francs par an. En 2023, elles atteignent déjà près de six milliards de francs au bout des huit premiers mois. Le cas de la raffinerie neuchâteloise Metalor montre qu’une autre voie est possible : l’entreprise a indiqué ne plus acheter d’or en provenance de Dubaï.
Un problème systémique
L’absence de transparence au sein de l’ensemble de la chaîne commerciale, du Soudan à la Suisse en passant par Dubaï et Londres, ne permet pas de vérifier l’affirmation de Valcambi selon laquelle l’entreprise ne se serait jamais approvisionnée auprès du Soudan, et rend impossible l’identification de la provenance de l’or. Impossible aussi, dans ces conditions, de poursuivre en justice des entreprises et des individus qui réalisent des profits au détriment des droits humains. C’est ainsi que l’argent peut atterrir en toute discrétion aux mains de groupes tels que les Forces de soutien rapide, pour financer une guerre qui a déjà coûté la vie à des milliers de personnes et met sévèrement à mal le long combat pour la démocratie de base au Soudan.
Texte : Reta Barfuss
Photo : alamy
Au moment de la clôture de la rédaction, le 01.11, la guerre et les combats pour le contrôle du marché aurifière se poursuivaient sans relâche et le nombre de morts augmentait chaque jour.
Une décision du Tribunal fédéral décevante : le commerce de l’or reste opaque
Le commerce aurifère est totalement opaque : il reste toujours impossible de savoir avec quel·le·s partenaires les négociant·e·s d’or et raffineries font affaire. Le 15 novembre, le Tribunal fédéral a manqué l’occasion de modifier radicalement la donne et de faire en sorte que le commerce de l’or gagne enfin en transparence. En février 2018, la Société pour les peuples menacés avait demandé à l’Administration fédérale des douanes de pouvoir consulter les chiffres exacts concernant les importations d’or des raffineries suisses. Le Tribunal fédéral a, en tant que dernière instance, rejeté cette possibilité et permet aux raffineries de continuer à se cacher derrière un secret commercial et fiscal absurde. Il empêche ainsi le grand public de savoir avec qui traitent les raffineries et de connaître le sérieux avec lequel le devoir de diligence est effectué.